Textes et publications
– Les fourmis parlent tout bas (FR/EN)
– Douille dans la fiole, Alexandre Devaux (FR)
– Socket in the vial, Alexandre Devaux (EN)
– Texte de Valentine Milville (FR)
– Text by Valentine Milville (EN)
LES FOURMIS PARLENT TOUT BAS
Édition Semis 2022
Ouvrage disponible à la vente, 45€ vinidoisi@gmail.com
DOUILLE DANS LA FIOLE
Alexandre Devaux, Chargé de collection,
département des estampes et de la
photographie de la BNF
L’ovule carré correspondrait à la personne. Les cocottes seraient les personnages.
Fernando Arrabal
« À force de regarder passer les TGV, les vaches ont de faux airs de Francis Bacon » a écrit Roland Topor. Tout le monde rit et discute autour de la table en abordant la phase digestive du repas. Virginie Clavereau dessine un bouquet, un visage, un papillon, une paire de souliers, la forme ayant surgi d’une blessure du mur, un outil, sa main, le ciel … on ne sait pas exactement. On le saura plus tard. Tout ce qui vient dans son œil est susceptible d’être fécondé sur le rectangle vierge – « l’ovule carré ».
L’artiste en créant met en scène (en œuvres) des personnages, c’est-à-dire des formes. L’artiste fait corps avec son support et son medium. L’œil et la main obéissent au cerveau, mais ils n’y obéissent pas au doigt et à l’œil.
Toute l’aventure de l’art se joue probablement dans cette distance entre le bouquet, le vase, le champignon et les feuilles d’automne, le type de l’été qui fend du bois, cet autre qui démêle les fils d’un cerf-volant, le paysage, une forme, un concept même, ces phénomènes réels, « l’intervalle entre les corps de la matière » et ce que l’œil de l’artiste en perçoit, ce que sa main qui dessine, peint, sculpte en restitue, ce qui féconde la feuille, et la mémoire.
Tel objet montre que Virginie maîtrise les techniques du dessin, tel autre celui du modelage, de la sculpture, de la gravure, de la glaçure, de la laque, de la couture, de la cuisson.
Cette volonté de ne pas s’aligner militairement aux avant-postes des avant-gardes lui donne une grande latitude d’expression. Cette discipline toute personnelle, autonome sans être marginale, lui fait rejoindre plus ou moins volontairement des champs de problématiques intellectuelles et artistiques bien contemporains. Une liberté de tons et de formes. Cette distance, difficilement évaluable parce que mouvante, est caractéristique de ce que je considère être de l’« humour ».
Il y a selon moi dans l’œuvre de Virginie Clavereau un humour énorme. Je pense à celui qui se joue de la norme corporelle.
Le corps apparaît souvent par fragments. Et chaque fragment semble une unité. Des jambes ou des doigts qui assument leur vie indépendamment de toute la machinerie corporelle – le corps est l’équivalent d’une société – c’est l’humour de l’individu, ou encore une façon pour la personne de se mettre à bonne distance de la société.
Virginie Clavereau élabore des œuvres aux vertus apotropaïques ; des sortes de kits de survie auxquels on prête la fonction de repousser le mauvais œil.
Il y a des œuvres fonctionnelles, des pieds de lampe anthropomorphes et des pieds chaussés de santiags serrelivre. Il y a le fameux « pot effet fourrure » pour fourrer des fleurs ou n’importe quoi d’autre et le vase incontinent à cause d’un accident de cuisson. À vrai dire, on se moque un peu que ses objets marchent ou ne marchent pas car ce sont des œuvres en soi.
Et comme chacun sait, les œuvres sont comme des personnes. Il y en a à côté desquelles on dort, d’autres avec qui on partage un moment dans la cuisine, certaines que l’on touche avec les doigts et d’autres seulement avec les yeux. Laissez-vous séduire par celle-ci parce qu’elle est jolie, six mois après elle vous en fera baver des ronds de chapeau. Celle-là semblait quelconque au premier coup d’œil ? Elle enchantera votre quotidien pour cent ans. Celle-ci enfin vous semblait effroyable ? Le rire qui vous accompagne depuis qu’elle est là vous a rendu invulnérable à la dépression. Je ne peux pas digresser sur les techniques d’émaillage qu’emploie Virginie Clavereau. Je ne les connais pas. Ni les siennes ni d’autres. Superpose-t-elle les glaçures ? Quelle est la part expérimentale et la part savante dans son processus technique de création ? Henri Matisse, Henri Michaux et certains éléments japonisants sont-ils une inspiration revendiquée dans certains motifs ou traitements de ses œuvres ?
Le cannabis non thérapeutique devrait-il être vendu librement ? Le décoratif doitil être négligé au profit du décor chauve ?
La mélancolie et la joie partage-t-elle la même face d’une médaille ou sont-elles opposées ?
Une chose me semble assez claire : parce que ses œuvres sont pour une grande part empreintes d’humour, de dérision, et par le décalage même dans lequel elle a pu se sentir consignée en tant qu’artiste, Virginie Clavereau est probablement plus conceptuelle qu’elle ne se défendait de l’être à son corps légitimement défendant. Je pense, par exemple, à une série de statuettes émaillées, vertes ou bleues, au charme irrésistible, qu’elle a présentées dans une exposition récente. L’artiste commentait : « je les ai pensées comme des statuettes retrouvées dans le sol.
Plus on fouillerait profondément, plus l’identité de l’individu serait complète. »
Mimétisme archéologique ? Autofiction ? Acte de sorcellerie à volonté curative ? Ces objets d’art ou d’artisanat, sont-ils des objets partiels ? Des objets totaux ? Ou bien sont-ils narcissiques ? Transitionnels ? Tout dépend des concepts dans lesquels on les démoule.
SOCKET IN THE VIAL
Alexandre Devaux, curator, department of
prints and photography, Bibliothèque
nationale de France (BnF)
Where the rectangular egg, would be the person, the pot would form characters.
Fernando Arrabal
Roland Toper wrote that “simply by dint of watching high-speed trains go by, even cows have a false air of Francis Bacon about them”. Everyone gathers around the table to laugh and talk, commencing the digestive phase of the meal. Virginie Clavereau draws a bouquet, a face, a butterfly, a pair of shoes, the form that emerges from a wound on the wall, a tool, her hand, the sky. We are not sure but it will become clear. Anything that catches her eye can quicken the virgin rectangle – the socalled rectangular egg, the sheet of paper. The artist’s act of creation sets the stage for their characters, that is to say, their forms. They merge with their surface, their medium. The eye and the hand obey the brain but they do not necessarily toe the line! There is always an element of chance – let’s call it that – which acts at will. A stack of ceramic dice cannot banish chance. It is the work of the artist to choose their fortune and Clavereau knows how. To enter a state of hypervigilance, almost hypnotic concentration. Whenever chance takes it’s turn in the game of creation, she will know how to welcome it.
The great adventure of art most likely plays out in the space between the bouquet and the vase, the mushroom and the autumn leaves, the man splitting wood in summer or the other untangling kite strings, the landscape, the form, the fundamental idea, these real phenomena, “what lies between bodies of matter”, and what the artist’s eye perceives, what the drawing, painting, sculpting hand renders, that which fertilises paper and memory.
The object showcases Clavereau’s technical mastery: drawing, forming, sculpting, engraving, glazing, lacquering, sewing, firing. She studied at the École Duperré and the Beaux-arts de Cergy where the jury admitted her based on sketchbooks of her travels in Yemen but she soon discovered that she was out of step with most of the other students. “There was no painting instructor. He had retired. No sculpture program. At that time, all anyone wanted was multimedia. Painting was over and the notion of craft was passé. It had to be computers, performance, video montage, ...” This is where Clavereau became an autodidact despite being enrolled in art school. She observed the other students’ work and met a graphic designer who taught her the fundamentals of silkscreening. “All the Beaux-arts ever gave me was the feeling of being an imposter and a stomach ache. In critiques all anyone ever talked about was Bill Viola and Marcel Duchamp. It was all about the concept and my work was not conceptual. When they gave me my diploma, they told me I was a has been. It was a relief just to get out of there.” Although she was a fine arts graduate, Clavereau was not confident or sure she had learned anything to establish a foundation. She took night classes at the Mairie de Paris (city hall) learning challenging techniques like lacquering over three years with Christine Bloas, ceramics over ten years with Catherine de Savigny, printmaking with Mirielle Baltard then Francis Capdeboscq, a printmaker, book binder and stamp designer. Clavereau has great love for the arts, craftsmanship, working with her hands, the time it takes to master a craft and to understand human emotion. The character and originality of style. Yes, she even plays with fashion. Her resistance to falling into line with the avant-garde gives her significant latitude of expression. By virtue of this very personal, autonomous but not marginal discipline, she joins, more or less voluntarily, the sphere of highly-contemporary artists addressing intellectual and artistic issues.
Liberty of tone and form. Stepping up to and pulling away from the norms or doxa of what “contemporary art” means today. Toying with this distance, hard to evaluate as it is ever changing, is characteristic of what I consider to be “humour”. In my opinion, Clavereau’s work is full of humour. I'm thinking of the work that plays with body norms. The body, often appearing in fragments, where each seems to be a whole. Legs and fingers that take on a life of their own, independent from the mechanics of the body – the body is tantamount to society – the humour of the individual or even a way for the person to distance them self from society.
Clavereau’s work is bursting with apoplectic virtue. A series of survival kits that repel the evil eye. She creates functional works: anthropomorphic lamp bases, cowboy boot shod feet as bookends. The renowned plush pot to stuff with flowers or anything else really. The vase, rendered incontinent following a kiln accident. To tell the truth, we could care less if these objects function or not because they are works of art in and of themselves. And as everyone knows, they are just like people. Some sleep next to us, we share a moment with others in the kitchen. Some we touch with our fingers, others only with our eyes. Give in to that one because it she beautiful, six months later she will be doing your head in. This one doesn’t seem like much at first glance, but she will enchant your days for years to come. Here is a truly ghastly one but the laughter she brought into your life makes you immune to depression.
I cannot detail the glazing techniques Clavereau uses. I don’t know them. Not hers or anyone else's. Does she layer glazes? What roles do expertise and experimentation play in her creative process? Do I discern elements inspired by Henri Matisse, Henri Michaux and Japanese design? Should the sale of non-medical marijuana be legal? Should the decorative be set aside in favour of an impotent backdrop? Are melancholy and joy one and the same or two sides of a coin? One thing is clear to me, because much of her work is comic, derisive and largely defined by the sense of relegation she has felt as an artist, Clavereau is likely much more conceptual than she claims to be. A series of irresistibly charming, recently exhibited statuettes glazed in greens and blues comes to mind. She remarked that “I conceived of them as statuettes found buried in the ground. As we dig deeper, the identity of the individual becomes complete.” Archaeological mimicry? Autofiction? Healing sorcery? Are these works of art or artisanship? Parts or a whole? Are they narcissistic? Transitional? The concept is in the eye of the beholder.
TEXTE DE VALENTINE MILVILLE
Scénariste, professeur au Conservatoire
européen d’écriture audiovisuelle
Aux portes de l’atelier de Virginie Clavereau dans le XIXe arrondissement, pulsent les flux de la ville mondialisée. Un carrefour où se croisent les Parisiens flânant sur la riviera pavée du canal de l’Ourcq, les migrants de Stalingrad et les naufragés de la société. Un monde qui grouille, déplace et disloque les gens ou les choses que Virginie glane parfois sur son trajet, pour mieux les emmailloter dans ses filins.
A l’abri dans son observatoire, à la fois refuge et baie ouverte sur le monde, elle observe le fatras de la cité et de la vie et le transforme en désordre organisé. Point de rencontre entre le réel et le merveilleux, bric-à-brac où tout fait sens, son espace est un havre d’expérimentation et de création dans le roller coaster du quotidien. Un lieu d’alchimie mi rassurant, mi inquiétant où brûle son four à céramique comme l’âtre de l’isba d’une baba yaga.
En réalisant la série de céramiques rassemblées dans ce livre pendant le confinement, Virginie n’avait souvent que quelques heures dans sa «chambre à elle» pour travailler. C’est dans la spontanéité, l’impulsion qu’elle sortait des formes expiatoires de la matière. Le contact rassurant de la terre, le plaisir de l’invention pour s’entourer d’une armée de grigris. Des lampes personnages, des fétiches prosaïques que l’émail fait briller comme des bijoux précieux, des auto-trophées pour s’encourager. Des amulettes d’une civilisation oubliée à la couleur bouteille comme des bouts de verres polis par la mer. A chaque action, son ex-voto. Peindre, sculpter, dessiner, être prolixe, pour tordre le cou à la mélancholia qui rôde. Des squelettes rieurs du jour des morts, des parures où se mélangent les attributs du foyer et de la mère devenue déesse chevauchante. La femme multi-tâches est une shiva aux mille ongles vernis, ses doigts s’enroulent en couronnes corail, ou se cassent pour former un jeu d’osselets.
Les reliques accompagnent les vivants, les totems imaginaires conjurent le mauvais sort et la couleur triomphe du spleen. Les monstres une fois représentés ne font plus peur, se sont de gentilles créatures velues et domestiquées. Une étrange femme à collerette, avec une tête en forme de morille. Un grand chausson poilu comme un bon gros chien casanier.
Dans cette danse joyeusement macabre, les silhouettes féminines avancent au hasard, marchant sur des dés, yeux bandés ou aveugles, mais confiantes malgré la route semée d’embuches. Les corps se fléchissent face aux obstacles, voir se désarticulent : mains désolidarisées, bras ballants, jambes flagadas, doigts qui prennent racines et têtes statufiées sur des monceaux de glaise. L’inertie guette et avec elle, le découragement et le piétinement. Il faut trouver un équilibre précaire dans la mollesse, être soutenu par une montagne ou une paire de santiags. Enfiler des boots solides pour se planter face au monde comme un cowboy aux pieds d’airain, qui se gondole, mais ne recule pas. Le dur et le mou cohabitent, états successifs de la terre et des humeurs.
Aux grandes enjambées, ces personnages préfèrent les petits pas de côté prudents, les arpentements de chenilles, la partition du corps où chaque entité, bras, oeil, jambe, mène son combat autonome. Comme dans les poèmes d’Henri Michaux, où les membres sont coupés, projetés, distendus ou miniaturisés pour supplanter les difficultés du voyageur et vaincre l’immobilisme intérieur.
La cuisson fige ce désir de mouvement imprimé à la matière, cette infinité de petites actions, d’efforts qui bout à bout donne de la force. Un élan vital et un horizon pour ce peuple démantibulé mais solide qui forme le microcosme bizarre et merveilleux de Virginie.
TEXT BY VALENTINE MILVILLE
Screenwriter, Professor at the Conservatoire
européen d’écriture audiovisuelle
The ebb and flow of this global city pulse just outside Virginie Clavereau’s studio in Paris’ 19th arrondissement. At this crossroads, Parisians strolling along the cobblestone banks of the Canal de l’Ourcq mingle with people adrift from society and the migrants who congregate around the Stalingrad Metro station. It is in this place, heaving with activity, that Virginie collects the displaced and disrupted people and objects she weaves into her web.
From the cover of her observatory, at once a refuge and a portal onto the world outside, she watches the jumble of the city, of life and transforms it into organised disorder. Her space is where the real and the marvelous meet, where odds and ends have their place, a haven from the roller coaster of everyday life, a place for experimentation and creation. The alchemy of this place, both reassuring and disturbing, where her kiln burns like the hearth of Baba Yaga’s hut.
Virginie created the pieces collected in this book during the Covid lockdowns, often with only a few hours to herself to work. Reassured by the feeling of the clay, the pleasure of invention, she birthed these expiatory forms spontaneously and impulsively to surround herself with an army of grigris. Anthropomorphic lamps, prosaic fetishes glazed to sparkles like precious gems, self-awarded trophies for self-encouragement. Amulets of a forgotten civilisation the colour of glass shards polished by the sea. Every action, her ex-voto. Painting, sculpting, drawing, she is prolific to throttle the lurking melancholy. The laughing Dia De Los Muertos skeletons, ornaments reflecting both the comforts of home and a mother transformed into a mounted goddess. The multitasking woman is shiva with a thousand manicured nails, her fingers curling into coral crowns or shattering into a game of knucklebones.
Relics accompany the living, imaginary totems conjure a curse and the triumphs over tedium. That which we can see, no longer has the power to frighten us; monsters become fluffy, tame and gentle creatures. The strange woman in a ruff with a head like a morel mushroom. A big fuzzy slipper like the shaggy family dog.
In this joyously macabre dance, feminine shadows advance at random, walking over dice, blindfolded or unseeing, but confident despite a path strewn with pitfalls. Bodies bend in the face of obstacles, even break, uncoupled hands, dangling arms, jelly legs, fingers that take root and heads frozen on pieces of clay. Inertia lurks and with it, discouragement and stagnation. We must strike a precarious balance in a world where everything gives way, buoyed by a mountain or a pair of cowboy boots. Slip on sturdy boots to face the world like a cowboy with feet of bronze which warp but do not break. The hard and the soft coexist, successive stages of the clay and emotion.
These characters prefer small prudent steps, the roamings of a caterpillar, to great strides; the partition of the body where each part – arm, eye and leg – fights its own battles. As in the poems of Henri Michaux, where limbs are severed, thrown, distended or shrunk to supplant the travelers trials and vanquish internal paralysis. The kiln freezes this impulse to movement engrained in the medium, the infinite small gestures and efforts which, together, give strength. Vital momentum and a future for this shattered, but nevertheless solid, people who make up Virginie’s bizarre yet marvelous microcosm.